Toujours dans une phase de traitement d’archives, d’anciens documents (1994) traitant des « global nomads » ont refait surface. Une nouvelle recherche fait apparaitre que ce concept reste toujours largement sous-traité dans le monde francophone. C’est donc l’occasion d’aborder ce thème, qui me touche personnellement bien entendu, et qui me fascine car il est encore largement à développer.
Gwendreams
Une communauté invisible
Des enfants, des adolescents, des hommes et des femmes de tous âges. Impossible de les reconnaître d’un simple coup d’oeil. C’est une communauté invisible. Sans langue propre, sans coutumes établies, sans territoire défini, sans signes extérieurs permettant de les identifier. Ce qui les distingue est à l’intérieur, parfois évident, parfois bien caché. On les appelle les nomades globaux.
Ce sont des personnes qui ont grandi dans plusieurs cultures, plusieurs langues, plusieurs territoires, et cela a laissé une empreinte profonde dans la structuration de leur identité. En général, leur situation est le résultat de choix effectués par leurs parents de s’expatrier, souvent plusieurs fois, pour leur carrière. Enfants de militaires, de diplomates, de missionnaires, d’enseignants ou de salariés d’entreprises multinationales, ils ont connu une mobilité hors du commun.
Un adulte peut aussi devenir un nomade global, mais alors les conséquences de sa mobilité internationales sont souvent moins profondes, son identité ayant déjà été structurée.
Multiculturalisme et brouillage des identités
Le résultat n’est pas une simple acquisition de deux ou plusieurs cultures, langues ou capacité de s’intégrer dans une société. C’est plutôt une fusion de plusieurs éléments, provenant de l’exposition à un environnement différent de celui auquel les parents sont habitués ou dont ils sont issus. Par suite, les jeunes nomades globaux effectuent le choix plus ou moins conscient de l’adoption ou du rejet de tout ou partie des cultures auxquelles ils sont confrontés. Cela peut se traduire par une volonté d’intégration ou un statut assumé d’étranger. On parle ainsi du « third culture kid« , ou enfant de la troisième culture. En effet, les personnes dans cette situation finissent par détenir une culture qui leur est propre, autre que celle de la génération précédente, et de celle du ou des pays dans lesquels elles évoluent.
En grandissant, ces nomades globaux développent des capacités particulières, et doivent faire face à des problématiques également peu habituelles au sein d’une population plus sédentaire. Leur identité personnelle et culturelle s’en trouve souvent brouillée, à plusieurs niveaux, qu’il s’agisse de leur personnalité, de leur comportement ou de leur sentiment d’appartenance – ou non.
Ces voyageurs à long terme sont subtilement différents aussi bien de leurs compatriotes restés vivre dans le pays d’origine (ou pays émetteur du passeport, car parfois il n’y ont même jamais vécu) que de leurs compagnons dans le pays d’accueil. Plus adaptables, plus ouverts sur le monde, parfois plus mûrs plus vite, ils ont dû apprendre à gérer le changement. En contrepartie, ils ont pu perdre en stabilité.
Une vie de défis et des appartenances multiples
Les individus ayant une telle expérience ont souvent des références culturelles et comportementales qui leur sont propres, que ce soit au niveau des relations interpersonnelles, du travail, du style de vie. Leur façon de voir et d’aborder le monde et la vie en est profondément impactée.
C’est donc une étrange communauté très distendue, dont les membres se sentent de subtiles affinités quand ils se rencontrent, souvent par hasard, se trouvant alors face à un étrange miroir dans lequel les ressemblances effacent les différences. Une étudiante française ayant grandi au Mexique et au Maroc se trouvera peut-être davantage de points communs avec un trentenaire américain ayant grandi en Allemagne et en Corée qu’avec des jeunes français du même âge, dont finalement elle ne partage que peu les références.
Ces nomades globaux ont dû affronter des défis souvent semblables, parfois convertis en atouts, sont devenus des caméléons culturels, des hybrides à l’identité floue et difficile à définir. Bien entendu, les progrès technologiques des dernières décennies, notamment dans les communications, ont simplifié le maintien des contacts avec la famille, avec les amis restés dans l’un des pays d’accueil ou qui sont partis au cours de l’une des expatriations communes.
Des parcours scolaires différents
Des écoles internationales (ou nationales mais situées hors du pays d’origine) sont dédiées à la scolarisation des enfants expatriés, ce qui les met en contact avec des personnes d’un profil particulier (enseignants, camarades de classe, familles des autres enfants) et renforce la part des langues et de la culture dans leur scolarité. Cela peut aboutir à un effet ghetto (coupé du monde réel) mais cela offre aussi la possibilité de rencontrer des « pairs », voire de s’intégrer plus facilement, par exemple dans le cas des écoles « mixtes », accueillant locaux et étrangers.
Bien entendu, la scolarisation dans la langue d’origine n’est pas toujours possible ni souhaitée par les familles, ce qui crée de nouvelles problématiques et de nouvelles opportunités, et qui complique parfois encore le « retour » ou les expatriations ultérieures.
Depuis les années cinquante, les caractéristiques de cette population spéciale ont attiré l’attention puis été étudiées par des psychologues, des sociologues et des anthropologues. Des organismes ont été créés afin d’aider les familles et les individus à gérer plus facilement les problématiques soulevées par leur situation particulière, et à utiliser pleinement le potentiel de développement ainsi disponible.
Des défis et des handicaps
L’arrivée dans un pays dont on ne connait pas la langue, dont on ne comprend pas les codes, dont le climat est parfois radicalement différent de ce qu’on connait, peut constituer un choc culturel important. Cela peut aboutir au rejet d’une culture ou d’une langue, ou à des difficultés d’intégration.
Vivre dans une culture dont on n’est pas issu produit souvent le ressenti d’un manque de racines, d’un décalage par rapport à d’autres personnes, parfois proches (membres de la famille, camarades de classe, collègues de travail). Cela peut créer aussi un sentiment d’isolement. Ce sentiment de manque de racines et une certaine instabilité peuvent renforcer les problématiques de l’adolescence et de la jeunesse et compliquer le passage à l’age adulte.
Un ou une nomade global peut ressentir un conflit de loyautés, d’appartenance, une confusion au niveau des valeurs, et ainsi vivre une crise identitaire au point de vue culturel en n’arrivant pas à s’identifier pleinement à une nationalité ou à une culture.
La méconnaissance de la culture dite d’origine dans ses formes les plus évolutives (actualité, pop culture) ou subtiles (sens de l’humour, argot), peut compliquer le retour dans un pays supposément d’origine. Ils peuvent se sentir « culturellement marginaux », ne s’intègrant pas dans le courant culturel dominant. On parle d’ailleurs à cette occasion des nomades globaux comme étant les « immigrants cachés ». Ce « retour au pays » est parfois tellement problématique qu’il est alors suivi rapidement par une nouvelle expatriation.
L’habitude de s’adapter et de s’ouvrir à d’autres horizons peut provoquer une conscience douloureuse de la réalité, notamment lorsqu’il est question de s’intégrer à des cultures très autocentrées.
Des avantages et des opportunités
En général, un nomade global devient bilingue ou multilingue. Cela a un impact sur sa capacité à communiquer et a travailler, mais cela signifie également qu’il a acquis et internalisé des concepts et des notions possiblement absents des références culturelles de son pays dit d’origine. Tout comme pour les personnes bilingues sédentaires, cela a des effets sur ses capacités cognitives et d’apprentissage, créant flexibilité intellectuelle et plasticité cérébrale.
Quelques caractéristiques habituelles des nomades globaux sont en général perçues de façon positive : leur capacité d’adaptation accrue, une vision du monde large et complexe, une grande sensibilité aux autres cultures et modes de vie, la capacité de fonctionner efficacement dans des cultures nationales, ethniques et organisationnelles variées.
Les nomades globaux développent souvent une confiance accrue dans leur capacité à interagir avec d’autres cultures, voire avec les autres de manière générale. Leur expérience de vie en fait des personnes plus extraverties, quelle que soit leur personnalité à la base. Ils choisissent en majorité de continuer à être mobile, à l’heure de faire leurs propres choix.
Une réalité à deux visages (voire davantage)
Comme une pièce de monnaie a une côté pile et un côté face, les effets d’une enfance ou d’une vie de nomade global sont divers et n’impliquent pas des relations strictes de cause à effet. Chaque individu réagit à sa manière, selon son caractère et en fonction de ses expériences propres. Ce qui peut avoir des effets négatifs sur une personne peut avoir des effets positifs sur une autre personne.
Ainsi au niveau psychologique ou intellectuel, les réactions au même type de situations entrainent des réactions et des réponses variées. Ouverture à la nouveauté, créativité et originalité, tolérance accrue, pour être fréquents, ne sont néanmoins pas automatiques. Ne le sont pas non plus la phase de deuil et de stress lors d’un changement de pays.
Ainsi, au niveau identitaire, cela peut aboutir à deux extrêmes : ne se sentir nulle part chez soi ou se considérer comme « citoyen du monde », à l’aise partout.
Quatre thèmes en commun à tous les nomades globaux
Le changement est l’une des rares constantes dans la vie des nomades globaux. Ne serait-ce que comme compétence de survie, ils apprennent à être adaptables et flexibles. Il n’est pas rare qu’ils développent une certaine confiance dans le processus de changement, voire qu’ils s’habituent tellement au changement que la vie sans leur semble en quelque sorte incomplète.
Les nomades globaux ont généralement une vaste expérience des relations humaines. Ils apprennent comment lier connaissance rapidement. Ils apprennent également à garder leurs distances afin de ne pas trop souffrir au moment de repartir. Leur capacité à se faire des amis et à respecter une certaine distance sont pour eux des compétences de survie.
Grandir à l’étranger offre la possibilité d’acquérir une vision du monde en trois dimensions. Les nomades globaux associent les images, les sons, les odeurs et les sentiments aux lieux. Ils savent que des personnes différentes partagent avec eux une humanité fondamentale. Ils comprennent que la vérité est relative. Ils font preuve de maturité éthique et d’ouverture d’esprit.
L’un des avantages de grandir à l’international est la possibilité de développer des compétences interculturelles sans effort conscient. Capables de voir une situation sous plusieurs angles et à faire preuve de curiosité et de questionnement, dotés d’un sens de l’observation aigü, bi/multilingues, les nomades globaux savent travailler efficacement avec de nombreuses personnes différentes dans de nombreux contextes différents.
Il n’est cependant pas toujours facile d’avoir une vision multidimensionnelle du monde, surtout si ce n’est pas le cas de l’entourage. Les nomades globaux peuvent se trouver confrontés à des difficultés face à ceux qui ont moins de compréhension internationale. Ils peuvent être perçus comme arrogants lorsqu’ils parlent de leurs aventures « exotiques », souffrir d’une confusion de loyautés et être accusés de manque de conviction. La réalité, cependant, est généralement moins une question de loyauté confuse qu’une profonde compréhension de la complexité de la condition humaine.
Pour de nombreux nomades globaux, la nationalité ne constitue qu’une partie d’une identité culturelle complexe influencée également par les pays d’accueil dans lesquels ils ont vécu, par l’expérience de la mobilité elle-même et par un héritage multiculturel forgé au sein d’une ou plusieurs communautés internationales d’expatriés.
Minorité invisible ou caméléons passe-partout, les nomades globaux sont façonnés dans l’enfance par des expériences aussi riches que difficiles. Quels que soient leurs choix tout au long de leur vie, qu’ils deviennent sédentaires ou restent mobiles géographiquement, ce sont des femmes et des hommes dont l’identité reste un étrange patchwork, dont le regard sur le monde est parfois décalé, mais toujours curieux.
© Gwen Caillet 2024 – Tous droits réservés.
Quelques ressources et références (en anglais) – notamment en termes de bibliographie :
– Families in Global Transition
– Transition Dynamics
– un article du New York Times Style Magazine
Waouh! Super texte, les thèmes abordés sont vrais et tellement d’actualité. Merci pour ce rappel 💐👏👏🙏💕
Bien intéressant!