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L’usine Asland en Catalogne, une ruine moderniste

Posted in Culture, Espagne, montagnes, Patrimoine, and Pyrénées

Cet article écrit et publié en 2003, bien avant les séjours en Turquie et au Québec, et a ensuite été oublié dans un carton d’archives. Il évoque un site de friche industriel fascinant, encore 20 ans plus tard. Voici une version épurée de cet article datant de l’époque de mes premiers sites internet.

Gwendreams

Une ruine énigmatique

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est une ruine magnifique. Ou ce qu’il en reste. L’usine Asland. On l’aperçoit à travers les arbres, depuis la route entre Pobla de Lillet et Castellar de N’Hug, près de la frontière franco-espagnole et non loin de l’Andorre. C’est un grand ensemble de bâtiments sur plusieurs étages, comme des cultures en terrasse transposées dans l’industrie. Arches et tours y cohabitent, fenêtres et voûtes attisent la curiosité.

Pour s’en approcher, il faut passer sur un petit pont la rivière Llobregat, au nom chargé d’histoire depuis la Guerre Civile espagnole. C’est une ruine magnifique, qui semble vouloir arrêter le voyageur pour lui raconter une histoire oubliée.

Architecture audacieuse dans un écrin de nature

Au lieu-dit « el Clot del Moro », cette ancienne usine est adossée à la montagne catalane. Sa partie haute est surplombée de falaises, et un gros torrent coule à ses pieds. Elle saurait se fondre dans le paysage, si elle n’était trahie par des formes libres et étonnantes, un mariage inusité de courbes et de droites, un relief donnant de la profondeur, le tout laissant une impression de parfaite maîtrise de l’espace. Surprenant décalage. Mélange de genres.

Pourtant cette friche industrielle ne choque pas, dans le décor grandiose des Pyrénées. Bien au contraire, elle évoque les crêtes et les abîmes, les cascades et les grottes, la superposition des massifs dans les ombres bleutées du soir.

Jusqu’au début du vingt-et-unième siècle, il était encore possible pour les amateurs d’urbex de s’aventurer parmi les ruines. Cela supposait juste une grande vigilance quant aux multiples dangers précisés par de nombreux panneaux aux abords du site. J’ai eu la chance d’explorer alors à plusieurs reprises cet endroit extraordinaire (et d’en revenir intacte). Depuis, le site a été sécurisé et abrite désormais deux musées. Il est donc à nouveau possible de le visiter.

Labyrinthe et décombres d’une usine en ruine

Le plus frappant au premier abord est la multiplicité des niveaux. Cette usine de ciment ressemble à un labyrinthe en trois dimensions (voire quatre si l’on y ajoute l’ambiance sonore), et l’effondrement en de nombreux endroits des sols et escaliers accentue cette impression de dédale.

En entrant dans l’usine par l’amont, on se trouve bientôt dans une magnifique et immense salle percée de grandes fosses rectangulaires : certainement l’ancien emplacement des fours. Cette salle est percée d’ouvertures, formant des arches par lesquelles la lumière du jour vient éclairer un plafond rayé de poutres, l’ensemble formant des alignements et des jeux d’ombre et de lumière de toute beauté.

Un peu plus loin, une autre salle, d’emplacement relativement central, a dû perdre ses hauts plafonds, à en croire les escaliers qui ne mènent pus nulle part. Seule reste une immense voûte, des lambeaux d’étages et des poutres métalliques entremêlées d’où pendent des filins comme des lianes.

Au dehors trône une haute cheminée industrielle, un peu déconcertante ainsi dressée derrière ce qui pourrait être le vestige d’un fin aqueduc soutenu par d’élégantes arches consolidées. Des poutrelles métalliques aériennes viennent encore alléger l’aspect général de l’usine, qui n’a donc rien de lourd ni de pesant.

Bâti et nature, entremêlés

Des escaliers, qui encadraient autrefois des conduites détournant l’eau des torrents voisins, montent vers les étages supérieurs. On y trouve des salles qui perdent progressivement planchers et plafonds, où un peu de matériel traîne encore, vestige d’une activité disparue.

Les espaces supérieurs sont envahis par une végétation luxuriante, une sorte de jungle futuriste où coule en cascade un affluent du torrent Llobregat, qui traverse l’usine de haut en bas.

Ce lieu a d’évidence une histoire originale, et garde une âme, une personnalité très forte. Quelques recherches ont finalement livré des éléments de compréhension du site, venant ajouter encore à la magie de l’endroit. Une touche d’art, un brin de folie ou d’audace, et l’esprit aventureux de quelques rêveurs aux pieds sur terre.

L’histoire de l’usine Asland

Il faut remonter un peu dans le temps. Cela fait un demi-siècle maintenant (1975 – 2024) que l’usine a fermé et que les bâtiments ont été laissés à l’abandon.
Elle avait été inaugurée en 1904, en pleine révolution industrielle, dans une Catalogne en effervescence. C’était alors une fabrique de ciment à la pointe du progrès, qui introduisait les premiers fours rotatifs en Espagne et se dotait bientôt d’une voie de chemins de fers.
Mais pourquoi une architecture aussi splendide pour une simple usine ?

Un élément du patrimoine moderniste

Il s’agit d’une histoire d’amitié, d’aventure et de foi. La foi de quelques hommes dans le progrès technologique et le développement de l’industrie. L’aventure de la création d’une compagnie. L’amitié de quelques visionnaires voulant construire un monde meilleur.

L’architecte se nomme Rafael Guastavino. Son commanditaire n’est autre qu’un certain Eusebi Güell i Bacigalupi, cofondateur en 1901 de la société Companyia General d’Asfalts i Portland, SA. La construction de l’usine débute cette même année 1901, sur les terrains d’un ami de Güell. L’inauguration a eu lieu en 1904.

footpath with rocks colonnade in park guell in barcelona
Le parc Güell à Barcelone
Photo Melvin Silva

Le nom de Güell est aujourd’hui indissociable de celui du célèbre Antoni Gaudi. Ce dernier a d’ailleurs construit, non loin de l’usine, un chalet conçu pour héberger les ingénieurs et techniciens d’une mine de charbon fournissant la cimenterie.

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La Sagrada Familia de Gaudi
Photo Mehmet Turgut Kirkgoz

Tous ces noms nous font bien évidemment entrer dans le monde fascinant du modernisme catalan. Guastavino conçut l’usine Asland tel un munument gothique, techniquement audacieux, avec ses voûtes catalanes en briquettes de terre cuite.

Prédominance des courbes sur les droites, asymétrie et dynamisme des formes sont caractéristiques du style moderniste, et se retrouvent justement dans l’architecture en cascade de l’usine, dans les courbes des arches et des voûtes.

Témoin de l’histoire et symbole d’une société

Après trois quarts de siècle de fonctionnement, l’isolement relatif du site, les coûts de transport et le vieillissement de l’outil de production ont conduit à la fermeture du site, faute de rentabilité suffisante. L’usine est ensuite restée à l’abandon plusieurs décennies, se délabrant d’année en année du fait des intempéries, soumise aux rigueurs du climat pyrénéen. Aujourd’hui reconnu comme monument historique et propriété de la Catalogne, l’ensemble du site continue à évoquer l’histoire d’une société ambitieuse et volontaire.

Ces ruines sont à l’image du XXème siècle, brutales et complexes. Leur beauté paraît interpeler celui qui les contemple en un appel muet, afin que l’art ne soit jamais absent de nos vies, pas même des usines, pour un monde plein d’espoir comme le concevaient les modernistes.

concrete building with gray roof
Un autre exemple d’architecture moderniste, conçu pour abriter des filatures.
Photo by Manuel Torres Garcia on Pexels.com

© Gwen Caillet 2024 – Tous droits réservés.

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